LE DESSIN D’HUMOUR, C’EST SOUVENT UNE HISTOIRE DE BANDES.
Pas des bandes dessinées avec des légendes, mais des dessins qui parlent tout seuls et qui résonnent longtemps. Donc des bandes de dessinateurs…
Les caricaturistes et les satiristes du XIXe siècle ont ouvert la voie aux humoristes. La bande d’Alphonse Allais égayait les nuits du Chat Noir du côté de Montmartre dans les années 1900. En France et en Allemagne, L’Assiette au Beurre et le Simplicissimus se disputaient la crème de la crème des dessinateurs avant que ceux-ci ne partent à la guerre crayons et baïonnettes en main. Le grand Gus Bofa, qui y perdit presque ses jambes et certainement ses illusions, affûta ses pinceaux dans les hôpitaux militaires, se moquant des médecins gradés et des profiteurs de guerre. Fondateur du Salon de l’Araignée, cet ami de Carco et de Mac Orlan devint le chef de bande respecté d’une génération sacrifiée. La bande du Crapouillot, celle de Galtier-Boissière, élevait alors le dessin d’esprit au rang des beaux-arts.
La gaudriole n’avait pas pour autant dit son dernier mot. Le Rire a tenu le cap pendant soixante-quinze ans, et dans les années 1950 et 1960 les signatures de Dubout, Gring, Peynet, Mose ou Pichard en élevaient un peu le niveau. Si la presse populaire regorgeait de dessinateurs plus ou moins médiocres, tombés irrémédiablement dans l’oubli, on y trouve parfois des perles. Les blagues de belles-mères et de maris trompés faisaient oublier l’ordinaire avant l’arrivée de la télé. Ces bandes de dessinateurs, généralement fauchés, se réconfortaient en se tenant les coudes, le carton à dessin sur les genoux (pas vraiment pratique), et en écumant chaque semaine les couloirs des rédactions avec la peur au ventre. Il fallait d’abord faire rire le patron, ou au moins sa secrétaire, avant de repartir avec un chèque, ou le plus souvent l’infamant sceau rouge « Refusé » accompagné du tampon d’Ici Paris ou du Hérisson, de France-Soir ou de France Dimanche.
Guy Bara ou Mary égayaient les colonnes de leur strips muets en trois cases. Max l’explorateur faisait tourner la tête de Mademoiselle Cabriole avant de se faire mordre les mollets par le basset Tick, et Carbi mettait des étoiles dans les yeux de ses personnages. Les plus téméraires s’essayaient au dessin sans légende. Sempé et Moallic partageaient un petit atelier dans le 18e arrondissement, bien avant de rêver aux pages du New Yorker pour l’un ou de Pif Gadget pour l’autre. Les places étaient chères à Paris Match, Bosc et Chaval s’y partageaient le gâteau.
Puis l’arrivée de la bande à Choron et Cavanna est venue tout dynamiter, avec Fred, Gébé et Topor, rejoints très vite par Willem, le génial hollandais violent, Wolinski, des transfuges de Pilote nommés Cabu et Reiser et quelques autres. Entre-temps, la ligne de Steinberg avait fait tourner les têtes d’une génération de dessinateurs, de Folon à Siné.
Paris, la capitale du dessin d’humour, attirait dans ses filets le so british Ronald Searle qui avait élu domicile du côté de la rue des Beaux-Arts tandis que Bretécher faisait les beaux jours du Nouvel Obs. André François, Mose et Chaval, tous découverts chez Delpire à leurs débuts, s’exportaient désormais dans le monde entier, de Lilliput à Punch en Angleterre, d’Esquire au New Yorker aux États-Unis. Les signatures de Bosc, Chaval, Folon ou Sempé portaient haut le drapeau tricolore. Kiraz, venu du Caire, faisait déjà bande à part et préférait croquer les Parisiennes aux terrasses des cafés. Il faisait, avec Tetsu, les belles pages de Jours de France pour le plus grand bonheur des salons de coiffure et de Tonton Marcel (Dassault).
Les éditeurs qui comptent s’appelaient Delpire, Denoël et Pauvert, Diogenes en Allemagne. Michel Ragon ou Jacques Sternberg écrivaient les premières lignes d’une histoire du dessin à travers les anthologies de Planète dirigées par Louis Pauwels (encore un sacré rigolo), les hors-série de la revue Bizarre de Jean-Jacques Pauvert ou encore ceux d’Opus International et autres Satirix.
La galerie Marquet présentait à Saint-Germain-des-Prés les tout jeunes Folon, Granger et Topor. Dans ces années 1970, Desclozeaux réunira les meilleurs d’entre eux en juillet, du côté d’Avignon, au pays de Bosc, sous les bons auspices de la SPH (Société protectrice de l’humour) créée pour l’occasion avec la bande à Bonnot, Cardon, Gourmelin, Puig Rosado, et bien sûr Searle, venu en voisin.
Puis ce fut l’heure de la bande des Humoristes Associés (HA !), au tournant des années 1980, qui tout en écumant les bistrots du côté du parc Montsouris ont porté haut les couleurs de la camaraderie et du dessin dans la grande presse. Ils s’appelaient Avoine, Barbe, Blachon, Loup, Mordillo, Siné et Soulas, entre autres joyeux lurons avinés. On dit même que beaucoup ont fait « l’humour à Trouville » grâce à l’infatigable Danièle Costes Lombard, accompagnée d’une fanfare du Piston Circus sous le parrainage du grand Savignac. Dans les années 2000, Danièle Delorme a pris courageusement le relais, pendant plus de dix ans, au 7, rue Campagne-Première en exposant Beuville, Bofa, Boll, Bosc, Maurice Henry, Tetsu et tant d’autres à l’atelier An. Girard.
Les rares survivants se portent encore bien mais se comptent désormais sur les doigts d’une main. Et puis on a un peu oublié la légèreté, les pages people ont remplacé les dessins depuis bien longtemps, la poésie et l’absurde ont fait place à l’actualité et à la politique, avec Willem en digne héritier des plus grands satiristes. Heureusement Serge Bloch, Catherine Meurisse, Micaël, Charlie Poppins, Trapier, Voutch et quelques autres raniment cette petite flamme que l’on espère voir vibrer dans les yeux des visiteurs de cette première édition de « Traits d’humour ». Grâce à eux, le dessin d’humour bande encore !
Michel Lagarde
Lire l'interview de Joanna Journo et Michel Lagarde à propos de l'exposition